Le Debrief Acte VIII - « 20 000 Lieues sous les mers » au théâtre de la Porte Saint-Martin
Avez-vous peur du noir ? Quand les lumières s’éteignent au théâtre, nous y trouvons un apaisement particulier. Quel décor va apparaître ? Quel·le comédien·ne prendra la parole ? Téléphones en silencieux, les yeux rivés sur scène, être concentrées sur une autre source lumineuse que nos écrans bleus exerce un pouvoir hypnotisant. C’est justement cette obscurité quasi totale qui permet à la magie de prendre vie, de croire qu’Eurydice s’enfonce dans les Enfers au théâtre de Poche-Montparnasse. À la Porte Saint-Martin, il est exigé avec humour d’éteindre son portable pour ne pas gâcher la scénographie de 20 000 Lieues sous les mers, sous peine de voir son appareil rejoindre le cimetière protestant sur lequel est bâtie la salle. Ils ont raison. Nous n’avons jamais vu un noir si poétique.
PIRATES ET JOLIS MONSTRES
Pour toutes celles et ceux qui comme nous, autrices du Debrief, ont fait l’impasse sur Jules Verne dans leur jeunesse, Valérie Lesort et Christian Hecq proposent avec 20 000 Lieues sous les mers une séance de rattrapage toute en beauté. Créé en 2015 au Vieux-Colombier par le duo qui a depuis enchaîné les réussites avec Le Voyage de Gulliver ou le Bourgeois gentilhomme, auréolé de trois Molières cette année, le spectacle est repris jusqu’à fin juillet au théâtre de la Porte Saint-Martin. À la fois onirique et féérique, cette invitation à plonger sous l’eau est un ravissement pour les jeunes — nombreux dans la salle — comme les plus grands.
L’histoire est aussi rapide à résumer que le chemin parcouru sous les mers par le professeur Aronnax (Éric Prat), son domestique Conseil (Laurent Natrella) et l’harponneur Ned Land (Rodolphe Poulain) est long. C’est dans le noir qu’elle commence et, pendant plusieurs minutes, le spectateur désorienté n’entend que les voix des trois hommes cherchant à savoir où ils sont. Lancés à la poursuite d’un monstre marin géant, il ont été faits prisonniers par le capitaine Nemo (Éric Verdin) qui règne en maître sur le Nautilus, un énigmatique sous-marin technologiquement très avancé, accompagné de Flippos (Pauline Tricot), mi-second mi-créature à tout faire. Si les mystérieuses motivations ayant poussé Nemo à renoncer au monde « civilisé » et la possibilité d’évasion finale des trois prisonniers sous-tendent le récit, 20 000 Lieues sous les mers est avant tout un spectacle de l’errance, de la dérive et de la découverte.
NEMO (pensif) : Voyez cet océan, n’est-il pas doué d’une vie réelle ? N’a-t-il pas ses colères et ses tendresses ?... (Il se tourne vers le professeur) Que diriez-vous professeur d’une petite randonnée ? (…)
ARONNAX : Avec joie capitaine. Vous avez des scaphandres ?
En témoigne la part belle laissée aux séquences visuelles qui, avec les moments de narration racontés avec brio par Cécile Brune, ancienne sociétaire de la Comédie-Française, rythment l’histoire. Dans le décor du Nautilus, le hublot, extraordinaire ouverture à l’imaginaire, se transforme en théâtre de marionnettes aquatiques. Un défilé de petits et gros poissons (passion Baudroie des Abysses) nous immerge dans la magie des fonds marins avec humour, poésie ou même effroi. Danse majestueuse de la méduse, invasion du Kraken et autres acrobaties cauchemardesques d’une araignée de mer à tête de capitaine… La diversité des tableaux émerveille. La randonnée des scaphandriers rappelle l’épisode du Trésor de Rackham le Rouge dans les aventures de Tintin — et le chapeau melon du professeur Aronnax pourrait être celui du professeur Tournesol.


Ce n’est pas sans un pincement au cœur que nous voyons un poisson porte-enseigne se débattre avec un sac plastique coincé dans sa nageoire dorsale. Et ce n’est pas sans soulagement que nous entendons le capitaine Nemo interdire à Ned Land de chasser une baleine. Car 20 000 Lieues sous les mers ne vise pas seulement à nous faire admirer les océans mais nous enjoint également à chérir et à préserver l’environnement. Un léger mais bienvenu discours écologique qui se double d’un discours plus politique lorsque le spectateur découvre, dans une des dernières scènes, les raisons qui se cachent derrière l’exil de Nemo.
FLIPPOS : Flippos parfit et la Flippos parfat, touta masticass di Nautilus. Et masticass… Et masticass… La Flippos nana rin na fichtre. Ras la boulette !
À aucun moment la pièce n’oublie d’être drôle. Du bon usage de la radio à la découverte d’une table-roulante en passant par les assiettes grouillantes préparées par Flippos, chaque accessoire a une fonction comique dans cette geôle atypique-cabinet de curiosités. Humour encore dans la langue. Celle inventée par le capitaine Nemo pour s’adresser à son second qui mélange allemand, anglais et espagnol provoque l’hilarité dans la salle grâce à de délicieuses scènes empreintes de néologismes — l’interdiction à la bibliothèque devient ainsi « verbieten bibitek » !

Dans cette odyssée, Christian Hecq et Valérie Lesort réveillent notre cœur d’enfant avec leur créativité. Si l’on regrette de ne pas avoir vu Hecq sur scène, sa sensibilité théâtrale est bien présente. Lorsque la lumière se rallume, dévoilant quelques ficelles du spectacle, il n’est pas si facile de quitter cette bulle d’enchantement.
À VOIR SI
vous n’avez pas peur du noir !
vous cherchez une pièce pour différentes générations
vous voulez faire semblant d’avoir lu le roman
INFOS SUPER PRATIQUES
20 000 Lieues sous les mers d’après Jules Verne, adaptation et mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq. À voir jusqu’au 23 juillet au théâtre de la Porte Saint-Martin. Avec Mikaël Fau, Laurent Natrella, Rodolphe Poulain, Eric Prat, Pauline Tricot, Eric Verdin. Voix off : Cécile Brune.
DEBRIEF +
Pour en savoir sur le processus de création de Christian Hecq et Valérie Lesort
Pour découvrir l’oeuvre de Jules Verne en podcast
LE SONDAGE DU DEBRIEF
Pas de Debrief sans sondage ! Dans 20 000 Lieues sous les mers, la bibliothèque du sous-marin fascine le professeur… Et vous, quel livre de Jules Verne (1828-1925) emporteriez-vous sur une île déserte ?
Pour les nostalgiques, le générique du dessin animé culte Michel Strogoff.
LE HAUT ET LE BAS DU MOIS
Le bas du mois revient à Krystian Lupa, metteur en scène polonais dont la pièce Les Émigrants a été annulée à la Comédie de Genève pour cause de conflit majeur avec l’équipe technique et donc par ricochet à Avignon. Pas de bon festival sans sa part de drama, pas de bon théâtre sans respect. Le haut du mois est décerné à Julie Deliquet qui adapte et met en scène Welfare du documentariste américain Frederick Wiseman en ouverture du Festival d’Avignon. Après Ariane Mnouchkine en… 1982, Julie Deliquet est la deuxième femme à investir la Cour d’honneur du Palais des papes. Il était temps.
LA FÊTE
En juin, nous avons souhaité joyeux anniversaire à Anouilh (né le 23 juin 1910) et oublié celui de Pirandello (né le 28 juin 1867). Vous cherchez quels livres glisser dans votre valise estivale ? Lisez Eurydice — et relisez notre mini-critique de la mise en scène au théâtre de Poche-Montparnasse — et Six personnages en quête d’auteur pour rendre hommage à ces deux dramaturges que nous aimons.
Cet été, Le Debrief part en vacances mais retrouvez-nous sur Instagram @ledebriefoff pour quelques surprises de fin d’année ! Rafraîchissez-vous dans les salles obscures et prenez vos billets pour les spectacles de la rentrée (qui a déjà réservé Un Chapeau de paille en Italie, mise en scène signée Alain Françon au théâtre de la Porte Saint-Martin ?)
Clémentine & Laure 🍀