Le Debrief Acte VII - « Daddy » au théâtre de l'Odéon
Si nous sommes toujours enthousiastes à l’idée d’aller au théâtre, un critère peut nous refroidir très rapidement : la durée de la pièce. Disons-le franchement, nous sommes team 1h30 plutôt que 5h. Entre la concentration que demande le théâtre et les fauteuils rarement confortables, plus c’est court, plus forts nos applaudissements. Mais sadomasochisme ou inconscience, nous acceptons de temps en temps le défi des pièces longues et notre courage peut nous réserver des surprises splendides comme seul le théâtre en a le secret. Pensons aux pièces de Wajdi Mouawad par exemple ou encore à la dernière mise en scène d’Othello par Jean-François Sivadier au théâtre de l’Odéon ! Quand nous avons lu « 3h30 » sur le programme de Daddy nous avons râlé, évidemment. Spoiler : ne partez surtout pas à l’entracte.
DADDY, DADDY LOSE
Entre sa durée et son projet un peu fou – mettre en scène un jeu vidéo au théâtre, vraiment ? – Daddy est l’une de ces pièces sur lesquelles nous aurions pu aisément faire l’impasse. Bien mal nous en aurait pris tant cette nouvelle création de Marion Siéfert, écrite en collaboration avec Matthieu Bareyre, entremêle avec virtuosité espace théâtral et espace numérique pour raconter une histoire à la fois ultra contemporaine et effroyablement classique. Avec, en prime, l’éclosion devant nos yeux d’un nouveau talent : celui de la jeune et fantastique Lisa Houel.

Elle incarne le personnage de Mara, 13 ans. Cette benjamine aux soeurs aînées accros à TikTok, à la mère qui ne vit que pour « l’adré » que lui procure son métier de réanimatrice et au père vigile exploité par son patron, rêve d’être actrice. Mais, habitant à Perpignan et n’appartenant pas à la bonne classe sociale, elle n’a aucune chance. Du moins c’est ce qu’elle croit jusqu’à ce que Julien (glaçant Louis Peres), un homme de 27 ans rencontré en jouant en ligne à Fortnite, lui propose de réaliser ses rêves. Il lui offre son ticket d’entrée à 30 000 euros (!) pour Daddy, un nouveau jeu de réalité virtuelle où elle pourra démontrer ses talents d’actrice et devenir la star que tous les utilisateurs veulent acheter…
JULIEN : Alors focus : « Daddy », ça devient ton projet. Le projet, c’est ce qui fait que tu respires. C’est ce qui fait que tu te lèves le matin. Pourquoi tu te lèves le matin ?
MARA : Euh… je sais pas. Pour aller au collège !
JULIEN : (...) Il faut que t’aies a goal (met son majeur au-dessus de sa tête). A life goal. Where am I et where I wanna be ? Si tu veux aller loin dans la vie, à un moment donné, tu vas être obligée de te donner à des inconnus. La vie c’est pas cracotte.
La relation qui se noue entre Mara et Julien, à la fois son daddy, sponsor et pygmalion, ainsi que l’emprise grandissante de ce dernier sur sa jeune protégée sont au cœur de ce spectacle. Si Daddy s’inscrit dans notre époque, il ne s’agit pas pour autant d’une simple fable sur les potentiels dangers d’internet. Les multiples références à des films – Million Dollar Baby de Clint Eastwood, Le Guépard de Visconti ou encore Entretien avec un Vampire de Neil Jordan dont plusieurs scènes sont rejouées quasi à l’identique lors d’une incroyable séquence – et à des actrices mythiques telles que Marilyn Monroe ou Lauren Bacall, inscrivent la pièce dans une histoire bien plus ancienne. Celle de la prédation des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres. Julien, startupper à succès, est-il si différent des abonnés de l’Opéra qui, au XIXe siècle, offraient aux jeunes ballerines leur « protection » en échange de faveurs sexuelles ? D’un Humbert Humbert face à Lolita ?
Ce n’est pas la première fois que Marion Siéfert explore la question de l’âge et des rapports de force entre enfants, ou adolescents, et adultes. Elle l’avait déjà fait dans le Grand Sommeil qui confrontait une fille de onze ans à la violence du monde des grands. Ici encore, le danger ne vient pas seulement de l’extérieur. Il rôde dans une gifle donnée hors-scène par un père à sa fille, dans les remarques plus que douteuses d’un ami de la famille qui se plaît à collectionner les « amoureuses » beaucoup plus jeunes que lui. Finalement, le virtuel ne fait peut-être que reproduire le réel.
JULIEN : (..) Y a deux genres de meuf : y a celles qui se trouvent moches et y a celles qui se kiffent. Alors, t’es dans la team moche ou dans la team « fucking shit, I’m special » ?
MARA : « Fucking shit, I’m special ».
Mara est de la veine de ces héroïnes qui ont le feu sacré et, dans un décor de neige artificielle comme des pixels, elle brûle d’une aura particulière. Face à elle, la star du jeu Jessica, la sensuelle Jennifer Gold, est une Monroe abîmée de 16 ans à peine, un ange déchu aux prises avec « Big Daddy », le créateur fou à l’origine du jeu. Sa performance de danse en combinaison moulante Jean-Paul Gaultier reprend le contrôle d’un corps volontairement ultra sexy. Violences familiales, conjugales, sexualisation des enfants, pédophilie, viols : le texte et la mise en scène sont aiguisés comme un couteau pour porter autant de thématiques sensibles. Gare aux femmes quand elles retrouvent leur voix, comme le personnage de Lena et son humour noir ravageur (détonnante Lou Chrétien-Février), ou les notes puissantes de Mara abandonnant peu à peu ses accents frêles et tendres du début.
Pensée en deux parties, Daddy, pièce troublante, incisive et explosive s’achève sur une scène d’une rare beauté, loin bien loin des avatars-prédateurs et du métavers vicié. Nous serons là pour la prochaine pièce de Marion Siéfert, et ce quelque soit sa durée.
Marilyn Monroe chantant My Heart Belongs to Daddy dans le film Let’s Make Love
À VOIR SI
vous aimez les jeux vidéos et que vous n’avez pas peur de l’intelligence artificielle
vous aimez débusquer les références cinématographiques
vous aimez les spectacles qui s’emparent à bras-le-corps des questions sociétales
INFOS SUPER PRATIQUES
Daddy de Marion Siéfert et Matthieu Bareyre, mise en scène par Marion Siéfert, à voir au théâtre de l’Odéon jusqu’au 26 mai. Avec Emilie Cazenave, Lou Chrétien-Février, Jennifer Gold, Lila Houel, Louis Peres et Charles-Henri Wolff.
DEBRIEF +
Pour vos oreilles, Marion Siéfert dans Affaires culturelles
Pour vos yeux, le documentaire Devenir Marilyn (avec la voix de notre adorée Georgia Scalliet !)
LE SONDAGE DU DEBRIEF
Pas de Debrief sans sondage ! Au milieu de Daddy, préparez-vous à être cueilli·es par la voix de Lisa Houel qui n’est pas à un talent près. Elle interprète Happier than Ever, une des chansons les plus connues de Billie Eilish, autre star américaine précoce. Poils dressés sur les avant-bras… Et vous quelle autre chanson de Billie vous donne des frissons ?
LE BAS DU MOIS
Le bas du mois revient sans hésitation à Laurent Wauquiez et la gouvernance de la région Auvergne-Rhône-Alpes pour qui la culture semblerait devoir vivre d’amour et d’eau fraîche mais pas de subventions, comme le montre le cas édifiant du Théâtre Nouvelle Génération (TNG) de Lyon.
LA FÊTE
Ah le mois de mai, ses pluies et ses températures automnales… heureusement que les staaars se pressent sur la Croisette pour la fête du cinéma ! La maîtresse de cérémonie Chiara Mastroianni reviendra-t-elle fouler les planches dans la nouvelle version du Ciel de Nantes by Christophe Honoré en avril prochain ? Pensez à réserver vos places, il n’y aura que trois dates ! et oui le théâtre appartient aux abonné·es (cf. notre newsletter d’avril sur le sujet).
En attendant de vous retrouver en juin (meilleur mois de l’année puisque mois de nos anniversaires), si vous aimez notre newsletter version longue alors vous aimerez notre compte Instagram @ledebriefoff !
Clémentine & Laure 🍀